Stéphane Hessel vient de mourir. Un grand bonhomme ! Avec son opuscule Indignez-vous !, je lui suis gré d’avoir permis à beaucoup de relever la tête. Mais j’avoue que je ne l’ai pas lu. C’est un peu dans ma nature rebelle de ne pas faire comme tout le monde. Mais plus profondément, je crains ces motivations basées sur l’indignation. Je préfère ceux qui s’émerveillent.
Commençons par du vocabulaire. Le dictionnaire de l’Académie, dans sa 9e édition, que je consulte sur Internet, nous dit à propos de l’indignation : « Sentiment de colère qui peut être mêlé de mépris, qu’excite une injustice criante, une action honteuse ou injurieuse, un spectacle ou un propos révoltant. » J’apprécie beaucoup le sens des nuances de nos Immortels. Nous avons ici, en simplifiant, trois concepts bien distincts : un sentiment, une situation objective négative, et une motivation. La colère est mauvaise conseillère, on le sait, surtout quand elle s’accompagne d’une nuance de mépris ; l’homme y est rarement reconnu dans sa dignité, justement. La situation objective est vue ici comme un verre à moitié vide ; l’honnêteté obligerait à parler aussi du verre à moitié plein. Enfin, la motivation, qu’évoque le mot « révoltant », est incontestablement pour ceux que plus rien ne motive, une planche de salut, à l’origine, sans aucun doute, du succès de ce livre confirmé ensuite (nuance intéressante !) par un appel à l’engagement.
L’émerveillement, quant à lui, est plus sobre dans sa définition : « Sentiment de surprise heureuse et d’admiration devant un spectacle ou un évènement extraordinaire. » Notez qu’il s’agit encore d’un sentiment ; nous parlons donc de choses comparables. Trois concepts aussi : l’étonnement, la réalité actuelle, et l’extraordinaire. Depuis que la philosophie existe, elle affirme que l’attitude primordiale du philosophe est l’étonnement. On pourrait tout aussi bien l’affirmer pour l’inventeur ou pour les amoureux. Et l’admiration qui le précise, évoque l’enthousiasme, étymologiquement : être saisi par le divin, par ce qui nous dépasse. Je perçois ensuite une actualité fugace mais forte, qui s’opposerait à la permanence évoquée dans la définition de l’indignation, et avec « extraordinaire » pour évoquer l’autre face de nos journées monotones.
En fait, nous sommes en présence de deux dynamismes. Dans l’indignation, nous nous mettons, avec notre colère, notre mépris, notre révolte au centre d’une réalité inacceptable. Dans l’émerveillement, en revanche, nous sommes sortis de nous-même, emportés par une réalité dont on subodore qu’elle ouvre à autre chose que nous. Kant avait essayé d’en parler à propos du « sublime » : « la voûte étoilée au-dessus de ma tête ». Pascal : « le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ». Je perçois une touche de crainte, comme dans l’adoration.
Les actifs vous diront qu’il faut absolument faire quelque chose, qu’on ne peut pas laisser les choses comme cela, qu’il faut abréger les souffrances, etc. Les philosophes, inventeurs et autres amoureux vous diront que cela n’exclut pas de s’émerveiller sur ce qui tranche dans ce malheur, que la vie n’est qu’une succession de hasards improbables, qu’il faut savoir regarder les étincelles de bonheur. Qui sait, elles allumeront peut-être un jour le feu d’un amour transformateur.
Pour moi, l’indignation est stérile quand elle exclut l’émerveillement. Et en revanche, quand l’émerveillement l’accompagne, je suis certain qu’elle reste humaine dans ses prolongements, et qu’elle peut devenir féconde. « Lorsque l’enfant paraît » chantait V. Hugo. La vie qui, effectivement, est source d’émerveillement, grandit dans l’émerveillement, y compris au milieu de nos malheurs que notre indignation essaie de conjurer.
J’envie parfois le ravi qui n’a pas le temps de s’indigner et le mystique qui porte le monde dans sa souffrance.
D. Dubois
Tous droits réservés © Daniel Dubois – Décines, 2013