Coup sur coup, je viens d’être interpellé par deux événements qui me font prendre conscience de la nécessité de la distance. Véronique Margron, dans sa chronique (« l’oreille de l’âme ») titrée « Le chagrin et la joie » (Panorama, novembre 2013, p. 28) évoque la mort de Nathalie, la conjointe de Julien, dont une âme bien intentionnée lui dit, pour le réconforter, que Nathalie est désormais dans la joie. « …ô combien vrai. Je ne lui dirai toutefois pas maintenant, ni ainsi : le temps du chagrin doit être honoré. » C’est ce qui me fait associer distance (temporelle ici) et respect.
L’autre événement est la réaction d’une amie, confrontée à l’accompagnement de son père âgé atteint d’un cancer. Elle vient de lire Vivants jusqu’à la mort de Tanguy Chatel, sous-titré Accompagner la souffrance spirituelle en fin de vie (Albin Michel, 2013). Avec mon épouse, nous avions pensé qu’une telle lecture pouvait la réconforter. Or elle nous avoue qu’elle a eu beaucoup de difficultés à lire un tel livre, ouvrant sur un monde étrange, ahurissant, angoissant, exigeant. Là encore, je constate une distance (culturelle) entre elle et nous qui impose le respect.
Les vieux sages ne parlent pas beaucoup. Il faut les questionner, souvent avec insistance pour avoir en retour quelques paroles. Leur sagesse ne vient pourtant pas de leur rareté. Ici encore, distance et respect.
Les accompagnateurs de tout poil ont souvent le don pour comprendre beaucoup de choses avec peu d’éléments, ce qui leur permet d’anticiper, notamment dans l’orientation de leur dialogue avec l’accompagné. Le manipulateur se tiendra près de son interlocuteur, comme pour le placer sur une scène, pour l’orienter, pour diriger son regard sur ce qu’il doit voir ou pour fuir ce qu’il ne doit pas voir. L’accompagnateur honnête, lui, se tiendra à distance, attentif à la demande, au risque parfois de décevoir l’attente de l’accompagné.
En fait, entre nous, même dans l’intimité, nous sommes en permanence en décalage. Que ce soit sur les acquis, l’instruction, la mémoire, l’expérience ; ou que ce soit sur notre manière d’être au monde : notre acuité sensorielle, notre capacité à nous orienter, notre sixième sens ou intuition. Toutes ces différences créent une distance. Notre désir d’être-avec les autres nous pousse à réduire cette distance. Notre impatience, notre naïveté parfois, nous aveugle sur cette distance réelle et la possibilité de la réduire. Le temps joue aussi un rôle important dans ce rapprochement, comme il l’a fait pour créer la distance. « pas maintenant » dit V. Margron. La sagesse populaire de recommande-t-elle pas de tourner sa langue sept fois dans sa bouche avant de parler ? L’inverse du « tout, tout de suite » qui nous pollue la vie dans notre culture actuelle.
Il existe donc une distance spatiale et temporelle, constitutive de l’intimité de chacun. Se faire proche de l’autre consiste à rentrer dans cette zone de protection. Et, sauf à vouloir l’envahir ou le dominer, un double respect s’impose : le respect des différences, et le respect du temps qui s’écoule.
Daniel DUBOIS
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