Quand la santé vous met à la merci d’un incident imprévisible et imparable ; quand vous vous réveillez, allongé dans un brancard au fond d’un camion de pompiers, en prélude à une hospitalisation de quelques jours et avec la douleur en prime… après, vous ne dites plus « je comprends » mais « je crois savoir ce que c’est ». Cette expérience, qui date de quelques années, m’a conduit depuis à me faire encore plus attentif aux personnes vulnérables, et en particulier, aux handicapés mentaux et aux personnes en deuil.
Est vulnérable celui qui peut être blessé, qui offre prise par sa situation à des attaques pouvant aller jusqu’à le mettre en péril. Ce risque peut venir de lui ou des autres profitant de sa faiblesse ou croyant agir ‘pour son bien’. Fabrice Midal, dans La tendresse du monde : l’art d’être vulnérable [Flammarion, 2013] relit Kafka sous un angle intéressant, mettant à profit sa grande connaissance de la méditation (il a fondé l’École occidentale de méditation). Mais son livre ne m’a pas convaincu que la vulnérabilité était un art, car mon expérience pratique me donne une toute autre approche de la vulnérabilité.
Un handicapé mental jouissant d’une certaine autonomie, a conscience de son handicap. Il gère, à sa manière, les peurs que sa vulnérabilité lui provoque. Il n’en parle qu’avec des personnes de confiance, par allusions, rapides, discrètes, pudiques. Comme s’il voulait épargner celui qui l’écoute.
Une personne en deuil confrontée à la découverte de sa solitude, à cette expérience d’être seule face à un ‘problème’ qui pourrait surgir et la mettre en difficulté, appréciera qu’on soit près d’elle pour la soutenir, mais jusqu’à un certain point. Elle sera même frustrée quand ces présences extérieures pour la rassurer seront tellement envahissantes qu’elles lui refuseront l’accès à son propre apprentissage de la solitude. Elle n’en dira rien, elle non plus, par respect pour les autres, pour les épargner.
Cette pudeur, inavouée dans les deux cas, parfois inconsciente, nous révèle que la personne vulnérable n’est pas celle que l’on croit. Et pour aller dans le prolongement de mes observations, je dois dire, que si les gens ‘normaux’ jugent l’autre vulnérable, le vulnérable, lui, accepte les autres – qui font preuve de tant de sollicitude à son égard – tels qu’ils sont. Quel curieux paradoxe !
‘Juger’, c’est mettre une valeur, c’est apprécier en bien ou en mal ; prérogative insensée face à un autre être humain ! Insensée, car allant dans toutes les directions, sans but précis ; l’inverse d’un projet de vie, décidé par le sujet vulnérable, reconnu et accompagné par ses proches. Et pour qui se prend-on quand on décide, seul et sans lui, ce qui est bien ou mal pour l’autre ?
‘Accepter’, en revanche, c’est accueillir l’autre avec ses peurs que ma propre vulnérabilité excite, à la limite parfois du supportable.
J’observe à la fin de la messe ou sur le marché, une femme en deuil depuis peu accueillant une autre femme venant lui faire la bise, sans doute veuve elle aussi. Peu de paroles, une larme furtive, et surtout un grand sourire partagé, comme un soulagement, comme une inquiétude disparue pour un moment.
Que de solidarités semblables, ai-je pu constater aussi entre personnes handicapées, dans certains moments difficiles !
Voilà pourquoi la vulnérabilité me paraît digne d’éloges. Acceptée, reconnue, partagée, car nous sommes tous vulnérables, elle nous ouvre à cette confiance en la Vie, qui s’enracine au plus profond de chacun et s’exprime dans nos accueils, nos écoutes réciproques, nos silences et nos sourires échangés.
Dites-moi : quoi de plus vulnérable qu’un sourire ? Et pourtant, quoi de plus engageant pour vivre comme on est ? Que je puisse apprendre chaque jour à sourire de mes vulnérabilités, non pour m’en moquer – comme dans un déni – mais pour les accepter. Et par respect aussi pour la vulnérabilité de l’autre.
Daniel DUBOIS
P.S. : Il est fort probable que ceux qui ont participé au colloque de l’Arche en France, à Lyon en 2011, ou lu les actes parus chez A. Michel, « Tous fragiles, tous humains », reconnaîtront dans ce billet des thèmes et des approches concrètes dont j’assume fièrement la totale filiation.
Tous droits réservés © Daniel Dubois – Décines, 2013