Douze morts, onze blessés dont quatre dans un état grave. Les assaillants ont invoqué Allah et la vengeance du prophète. Stupeur et émotion. Des dizaines de milliers de personnes dans la rue, une feuille de papier à la main reprenant un tweet « Je suis Charlie ». Mon émotion passée, ma tristesse bien présente encore, voici quelques réflexions à chaud.
Dans « Je suis Charlie », je note une confusion émotionnelle entre fusion identitaire et solidarité. Et je m’interroge : comment peut-être solidaire en étant le même ? Mais ce n’est pas l’objet de mon propos car cette confusion ne devrait durer qu’un temps.
Je ne lisais pas Charlie Hebdo. Je connaissais Cabu et Wolin. De bons dessinateurs en ce sens qu’ils savaient faire passer dans des images simples mais expressives, des discours clairs sur des sujets profonds. Personnellement, j’ai été éduqué au respect, c’est à dire à voir l’autre tel qu’il est et non tel que je peux le croquer. Et ma liberté a eu suffisamment de champs à explorer avant d’aller dans la caricature. Le problème de la satire qui consiste à mordre quelqu’un – ou un groupe – sur ses travers, son soi-disant « politiquement correct » ou son incohérence, c’est qu’elle se pose en juge ou risque de se poser en juge sans crier gare. Or la justice est une chose trop vitale pour être laissée aux journaux satiriques. J’ai arrêté de lire le Canard il y a plusieurs années déjà, pour cette raison.
La tentation est forte et le dérapage d’autant plus facile que nous sommes depuis quelques dizaines d’années dans un cycle actif de déconstruction. Le grand mouvement philosophique contestataire initié dans notre occident chrétien par Descartes (+1650), étincelant avec Nietzsche (+1900), exacerbé par le mystère du divan de Freud (+1939) et conforté par Heidegger (+1976), a culminé en France avec Dérida (+2004). Nous en avons recueilli un cynisme ambiant, alimenté par des dénis collectifs comme les colonisations ou la guerre d’Algérie (finie en 1961) et par des hoquets comme la « révolution » de mai 68 et plus récemment, celle des bonnets rouges, expression parmi d’autres d’un pouvoir démissionnaire. Le terrorisme se disant islamique y trouve un terrain bien fumé pour jubiler.
Que dire ? Que faire ?
Commencer par affirmer qu’une vision originale est possible, différente du consensus social ambiant. L’homme comme l’humanité ne sont ni binaires ni figés. Le XXe siècle est sans aucun doute celui qui a supporté le plus de morts au cours de l’histoire du fait de l’homme, en Europe, en Russie, en Chine ou ailleurs encore. Pourtant, les droits de l’homme y ont favorablement évolué. Le contraste s’accentue, c’est tout. Faut-il pour autant s’attendre à la victoire du bien ? Rien n’est moins sûr. C’est la parabole de l’ivraie semée par l’ennemi dans le champ de bon grain pendant la nuit. Jésus enseigne d’attendre le moment favorable pour faire le tri, sans doute la fin des temps. Sous-entendu : en attendant, il faut faire avec ! Parler du mal : la plupart des médias s’en chargent. Alors nous, parlons du bien ! C’est un premier point : une orientation, une ligne de conduite, un désir de regard positif.
Le problème, ensuite, c’est comment parler du bien, sans se poser, ici encore, en juge, en moralisateur, en comité d’éthique ou en autorité religieuse, affirmant ce qui est bien et ce qui est mal. J’avais été choqué par le billet d’un évêque sur la Toile, après la Manif pour tous et la loi sur le mariage de personnes de même sexe, intitulé « Et maintenant que faire ? » qui concluait en disant qu’il fallait affirmer sans cesse ce qui était bien et ce qui était mal (ma mémoire n’est peut-être pas fidèle dans les détails). Ma réaction avait été : « Mais qui sommes-nous pour prétendre savoir une telle chose ? » La Bible, au début du livre, tout de suite après les récits de la création, ne commence-t-elle pas par nous mettre en garde sur cette attitude avec l’interdit de toucher à l’arbre du bien et du mal ? Plus loin, le décalogue (dix commandements ou dix paroles) est un catalogue de prescriptions et d’interdictions. Un catalogue d’actions et pas un manuel de référence éthique. Les prescriptions positives concernent nos relations : à Dieu, aux parents et à notre travail dans l’univers (Shabbat). Les interdictions protègent notre espace vital personnel et communautaire. Ces dix paroles nous disent ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire ; elles ne donnent pas la définition du bien ni celle du mal.
Pour rester dans cette ligne de conduite – car aucun humain digne de ce nom ne remet en question aujourd’hui ce décalogue – et face à de telles atrocités que l’actualité nous fait vivre, je propose : 1. affirmer et répéter que tuer quelqu’un n’est pas humain, 2. s’engager et engager le groupe sur lequel on peut avoir une autorité, à respecter la vie humaine, 3. respecter dans le même mouvement Dieu et sa transcendance. Détaillons.
« Tuer quelqu’un n’est pas humain » est une affirmation qu’il faut répéter sans qu’elle dévie vers la condamnation qui est tout autre chose. Sous le coup de l’émotion, les médias sont rapides, comme tout un chacun, pour condamner un acte sans se rendre compte que dans les mots, on confond rapidement un justiciable et son acte. Je veux bien admettre que l’émotion engendre des dérapages. Mais reste à savoir si on veut se laisser conduire ensuite par ses émotions ou par sa raison. Je refuse le meurtre, et la violence qui l’accompagne, parce que mon humanité affirme que la vie est plus importante que la mort, que le respect de l’intégrité d’une personne est plus important que le pouvoir que je peux avoir sur elle par la violence. Ces meurtres odieux me permettent de le redire. Maintenant, pour ce qui concerne les meurtriers et l’organisation qui les arme, je demande à l’État auquel j’ai confié ma sécurité et celle de mes compatriotes, et à qui j’ai confié aussi le soin d’exercer la justice à ma place, de faire son travail. Affirmant ce que j’affirme ne le gêne en rien dans ce travail. Je m’en voudrais d’en dire davantage.
Deuxièmement, il ne suffit pas de parler, il faut agir. Et agir en contrepoint, si on peut dire, de telle sorte que le bien que je peux provoquer vienne en contradiction avec le mal que nous subissons. Je reconnais que l’actualité me sollicite, avec une gravité et une urgence nouvelles, à respecter la vie humaine dans mes actions ordinaires et dans celles des groupes auxquels j’appartiens, surtout ceux dans lesquels j’exerce une responsabilité de leader. Respecter la vie, c’est respecter l’autonomie de chacun, sa capacité à se mouvoir librement dans son espace de vie, d’y prendre des initiatives, d’exercer sa responsabilité ou son business, de faire des erreurs aussi, en un mot de grandir. Respecter la vie, c’est proposer à l’autre sans imposer : une aide, un accompagnement sur son chemin, un « être avec » qui lui soit, de son point de vue, favorable. Ce ne serait déjà pas si mal… On peut encore aller plus loin : c’est aussi agir sur les structures qui nous entourent, bloquer ce qui va contre ou favoriser et développer ce qui va pour.
Enfin, je propose que dans ces émotions, dans ces réactions, en référence au décalogue, nous respections Dieu. Pour moi, il s’agit de reconnaître que notre nature humaine, notre vie donc, personnelle et sociale, comprend quelque chose qui nous dépasse et qui pourtant nous anime : l’imago Dei de Jung, l’Esprit divin reconnu par les chrétiens. Comme la vie dont ne savons pas d’où elle vient ni surtout où elle va après une évolution aussi extraordinaire. Respecter, c’est à dire, ne pouvoir rien dire sur ce qui nous dépasse, à part reconnaître qu’il est là et qu’il est à l’origine justement de la vie humaine. C’est pourquoi je veux la respecter. Vaste mystère qu’aucune invocation religieuse ne permet d’interpréter au mépris de la vie. Les maîtres du soupçon que j’évoquais au début ont posé le « ça » ou « l’être là » en refusant la transcendance. Funeste erreur ouvrant aujourd’hui la brèche aux dérives sectaires les plus abjectes.
Après Darwin, le slogan « lutte pour la vie » (De l’origine des espèces, 1859) avait eu un beau succès. C’est sans doute le moment de le repositionner dans nos existence pour l’exprimer avec force dans ces trois étapes : affirmer, s’engager et respecter.
Daniel DUBOIS
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