Les récents attentats qui ont endeuillés la France dans la colère n’ont pas fini de nous poser des questions. Par un de ces hasards surprenants que nous rencontrons parfois, j’avais commencé à lire au moment de ces événements, Lettres à un ami fraternel proposé par le Père Maurice Borrmans chez Bayard : il s’agit des soixante-quatorze lettres que Christian de Chergé, le prieur de l’abbaye de Tibhirine, assassiné lui aussi avec ses six compagnons le 21 mai 1996, lui a adressées de 1974 à début 1996.
Le Père Christian avait été son élève à l’Institut Pontifical des Études Arabes (IPEA, devenu aujourd’hui le PISAI). Il est évident que l’engagement de Christian de Chergé dans sa proximité aux musulmans venait de son histoire personnelle, et de la vocation qui était la sienne. Il est non moins évident, et ces lettres nous le révèlent avec une délicatesse merveilleuse, que ses études à l’IPEA et ensuite son amitié avec Maurice Borrmans, l’ont guidé et orienté dans cette voie d’une manière sûre.
Au cours de ces presque vingt ans, nous voyons comment les mentalités évoluent dans une recherche qui n’ose pas se dire. Il y a le contexte colonial passé, pesant. Il y a l’Église catholique qui transforme sa vision des autres religions monothéistes et son dialogue avec elles, surtout depuis Vatican II et la déclaration Nostra Aetate : attitudes et discours hésitants, maladroits parfois encore. Et il y a les proches : les villageois de Tibhirine, les professeurs musulmans du PISAI. Tous ces « autres » qu’à l’occasion des événements récents, nous aimerions bien classer en bons et méchants pour nous rassurer en les pointant du doigt. Ces confusions possibles, ces interprétations erronées ont longtemps fait hésiter le père Borrmans à publier ces lettres. Nous avons aujourd’hui beaucoup de chance de pouvoir rentrer dans l’intimité de cette amitié nourrie de la réflexion partagée sur « l’autre ».
Quelle étrangeté de voir des religieux si différents par leurs croyances et leur mode de vie (moines et musulmans), se mettre ensemble pour prier un Dieu qu’ils croient unique ! De quoi sont faits le cœur et l’intelligence humaine pour vivre ces expériences dans la vérité ? Vers quoi vivons-nous, quelle est notre espérance quand ces expériences conduisent à la mort, acceptée, donnée ? Que ce soit celle de cet ami arabe de Christian lui sauvant sa vie en le protégeant de son corps ? Que ce soit ces moines cisterciens, des hommes et des dieux dira Xavier Beauvois, acceptant la mort pour rester fidèles à leur proximité ?
C’est dans la violence que nous avons à accepter l’autre dans son irréductible différence. Non pas intellectuellement ou charitablement. Mais dans le sang, après l’inquiétude, le doute, la peur. Parce que l’espérance nous anime. Parce que nous savons, et Teilhard le disait avec force, que nous allons vers une nouvelle humanisation, une humanité une en son Christ Oméga, dans lequel chacun sera plus que jamais lui-même, totalement lui-même, différent de tous les autres, mais uni avec eux sans aucun obstacle dans le respect de leur différence.
Voilà le mystère, ce vers quoi la Vie nous conduit. Ceux qui vivent déjà cette tension vont jusqu’à témoigner en martyrs. Qu’il nous soit donné, autant qu’aux « autres », d’hériter de leur audacieuse innovation spirituelle.
Daniel DUBOIS
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