Protégeons le raisonnement !

Bruno Frappat conclut sa chronique Patrimoine de l’humanité du samedi 2 février dernier dans La Croix par ces phrases : « Les réalités tordent les mots […]. Et si on protégeait les mots ? ». Il venait d’évoquer en quelques lignes, la famille et le mariage, dans un subtil glissement depuis le patrimoine culturel à protéger, comme à Tombouctou, vers un patrimoine anthropologique et sémantique, lui aussi à protéger.

La famille et ses réalités associées (le mariage, la maternité et la paternité, la filiation, etc.) sont un héritage d’abord sémantique. Il s’agit bien d’un patrimoine de mots dont nous héritons par l’histoire. Ce patrimoine est intimement mêlé à notre société et à ce qu’elle véhicule : nos valeurs, notre religion ou ce qui la remplace, nos conditions économiques, notre espérance dans l’avenir, et ce qu’on pourrait appeler notre spiritualité, c’est-à-dire notre manière d’intégrer ce qui nous dépasse dans l’origine de la vie, et dans la destination de notre humanité. Si bien que ce patrimoine complexe, nous ne l’acceptons que sous bénéfice d’inventaire, lequel inventaire prend en compte le passé et l’avenir, se donnant l’illusion d’être spirituel, c’est à dire de parler sur notre origine et sur notre destination. Comme la technique, qui nous donne aussi l’illusion de maîtriser la vie.

Pour le passé, il s’agit de notre manière de voir et d’accepter ce qui existait avant nous, d’intégrer ou de refuser ce qui est déjà là avant d’arriver. Dans cette perspective, deux attitudes extrêmes : l’adolescente qui refuse tout pour que sa vitalité puisse s’épanouir sans entrave ; et celle du vieillard frileux qui pense qu’on veut le tuer en lui supprimant les derniers repères de cette vitalité qui l’abandonne progressivement. Entre les deux, le pragmatique choisira des positionnements au gré de ses humeurs et au mieux de son plaisir. Il n’est pas certain qu’on soit figé sur une attitude ; il semblerait même qu’on évolue en fonction des circonstances. Mais j’apprécierais, pour un meilleur vivre ensemble, qu’un positionnement vis à vis de ce passé soit politiquement affirmé autrement que par des témoignages de vie personnelle simplement calqués sur les conformités ambiantes au point d’en avoir perdu toute spiritualité. Un vrai débat pourrait alors se (bien) tenir.

Un héritier évalue son héritage en fonction de sa situation actuelle et de son futur envisagé. Il ne s’agit plus ici du passif plombant un patrimoine. Il s’agit de prendre ou de refuser, de laisser vivre ou de tuer le passé. Mais où prendre les critères ? Car le risque est grand de rentrer dans cette circularité de sophiste que le grand Aristote dénonçait déjà, et qui consiste à prendre dans une démonstration, sa conclusion comme argument. Ce que tout utilisateur d’un tableur connait bien avec cette anomalie des références circulaires quand on utilise dans la formule d’une cellule, une autre cellule dont le résultat dépend de celui de la première. Pour s’en sortir, soit on calcule autrement, soit on arrête au bout d’un moment.

L’idéal, comme s’interroge Frappat, pourrait être de sauver les mots. Mais l’étymologie nous apprend que l’histoire n’a pas ce souci. En revanche, les mots construisent des phrases dont certaines peuvent être jugées vraies ou fausses. Ensuite, on peut agencer ces phrases pour qu’elles affirment ensemble autre chose, qui sera vrai ou faux selon la vérité de chacune.

La perversité des cheminements sophistiques utilisés pour justifier les grandes causes fait partie de notre atavisme gaulois. Indépendamment des valeurs ou soit-disant telles, avancées par chacun, la rigueur intellectuelle est absente ; on lui préfère l’idéologie, un système de convictions impossibles à prouver. Alors, tout est bon pour la bagarre.

Heureusement, toute aventure aime à se terminer par un banquet, fin conforme avec la résolution des références circulaires : soit on arrête, soit on discute autrement.

 D. Dubois

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