Accueillir la souffrance

Ayant été, et restant encore écoutant d’écoutants et d’écoutantes, je peux affirmer que notre véritable rôle est d’accueillir la souffrance. Expérience fondamentale, en ce sens que ce travail d’accueil est essentiel dans la construction de soi. Exemple :

Elle est assistante sociale en entreprise et son travail habituel, c’est d’être avec pour écouter. L’enfant d’un salarié est dans le coma après une tentative de suicide ; dans cette famille, c’est la deuxième fois ; mais l’aîné, lui, en est mort il y a quelques années. Son énergie à elle, en ce moment, est polarisée par ce cas : téléphones, visites, discussions. Elle me parle du patron qui lui demande quoi faire : aller voir les parents, leur faire un mot, faire un geste ? Il lui faut s’occuper aussi du patron. « C’est déjà bien qu’il me demande conseil plutôt que de faire des maladresses. » Elle me parle d’une collègue qui a accueilli le couple, pendant que le petit se bat avec son coma à l’hôpital. Qui passe ses soirées et une bonne partie de ses nuits à les réconforter, au mépris de sa santé fragile : « Je lui ai dit qu’elle n’avait pas le droit d’en faire tant. Qu’elle devait se protéger. » Sagesse. Que dire d’autre ? Et bien sûr, elle me parle de ses rencontres avec les pauvres parents complètement abattus. Et elle pleure toute cette souffrance qu’elle a recueillie, qu’elle a soulagée. « J’ai perdu un petit, moi aussi. »

Explorer sa souffrance n’est pas agréable. Alors, pourquoi l’explorer ? C’est un travail intime, qu’on ne peut faire qu’en étant accompagné par un autre qui écoute. Et ce travail est le seul moyen de retrouver sa souffrance pour lui donner le sens qu’elle n’a pas pu avoir au moment où elle a été vécue. Quand la blessure est là avec sa douleur, quand la perte est là avec ses ruptures et sa solitude, ce n’est pas le moment de chercher sens. L’organisme est perturbé dans sa physiologie, de nouvelles relations sont à apprivoiser dans un cadre transformé. Et parfois, le tourbillon de la vie, le divertissement font l’impasse de la recherche de sens.

Il faut alors se reconnecter à la souffrance initiale, et non à ses symptômes, pour envisager de lui donner sens. Mais pourquoi ? Parce que toute situation, toute relation qui va me rappeler, souvent inconsciemment, le contexte de ma blessure initiale, va me remettre en souffrance, déclenchant abattement, colère, dégoût : tout un surgissement violent et incompréhensible. Que je risque de projeter sur l’autre comme s’il en était lui-même à l’origine. Et qui va enkyster encore davantage ma souffrance oubliée. Que de conflits ont leur origine dans ces anomalies !

Donner sens à ma souffrance, c’est la retrouver grâce à celui qui m’écoute, et reconnaître que cette manière d’accepter ma blessure que son écoute me révèle, peut me faire grandir. Car il n’y a pas de croissance sans souffrance. Donner sens me permet de retenir seulement cette croissance ; la souffrance est dans la mémoire, sans aucun doute, mais elle est à sa place, elle ne m’envahit plus sans prévenir ou sans comprendre. Mon chagrin peut ressurgir, il a été apprivoisé.

La compassion, littéralement souffrir ensemble, n’est réellement une vertu positive que si elle est orientée sur ce respect de la croissance personnelle. On ne doit pas la confondre avec la plainte, qui n’exprime aucun projet. Ni avec la compréhension, qui ignore totalement le fait que l’autre, souffrant, est unique dans sa souffrance incompréhensible, absurde, littéralement qu’on ne peut pas entendre. Être compatissant, comme accepter la compassion, ne peut se faire que dans cette croissance que nous venons d’évoquer. C’est-à-dire assez tard dans le cheminement. Avant, on ne peut qu’écouter…

Alors apprenons à écouter. Et émerveillons-nous devant ces croissances qui se révèlent dans la douleur comme de nouvelles naissances.

Daniel DUBOIS

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