L’effet palimpseste

Il me souvient, dans Les nourritures affectives, que Boris CYRULNIK évoquait l’effet palimpseste. Le palimpseste est un parchemin (une peau de bête) sur lequel le texte initial a été gratté pour libérer une nouvelle surface vierge disponible à l’écriture. Avant l’invention de l’imprimerie, les copistes utilisaient des palimpsestes pour économiser les parchemins, rares et chers. Mais dans un parchemin neuf, l’encre s’incruste profondément dans les fibres, à une profondeur invisible à l’œil nu. Et il nous est possible aujourd’hui, avec nos technologies modernes, de retrouver le texte initial. La résurgence d’un texte ancien là où était conservé un texte qu’on croyait originel, permet à Cyrulnik d’évoquer l’effet palimpseste.

Certains éprouvés de la vie (dont on sait aujourd’hui que Cyrulnik en fait partie) ont tenu leur journal au moment de leurs malheurs. Quand ils le retrouvent des années plus tard, ils constatent avec étonnement qu’ils gardaient en mémoire tout autre chose que ce qu’ils avaient écrit au jour le jour. Le récit ‘live’ avait été effacé ; comme le premier texte d’un palimpseste !

Il semblerait que cet effet soit universel. Dans toute action, tout engagement, chacun peut constater, au bout d’un cheminement ou d’un processus, un résultat avec sa matière palpable, perceptible, mesurable. Mais chacun ressent aussi des émotions au long de ce cheminement et au moment du résultat : réalités d’un autre ordre, personnelles, difficilement quantifiables. Si je tiens un journal, il traduit plutôt les faits ; mais ma mémoire conserve plutôt le souvenir des émotions ayant accompagné ces faits. Bien plus tard, à l’occasion d’une ‘madeleine’ (merci, M. Proust), ces émotions vont se réveiller. Mais comme les faits réels ont été oubliés, balayés par le flot de la vie ou refoulés pour éviter la souffrance, ces émotions reconstruisent alors ‘idéalement’ mon passé. Un journal intime, des témoignages de proches peuvent alors jouer au palimpseste pour rétablir ma vérité.

Nous avons certainement plusieurs bonnes raisons de prendre conscience de ces palimpsestes. Je vais prendre deux exemples. Quand des parents découvrent, surtout à l’adolescence, que leur enfant leur ressemble (en bien, mais aussi dans des travers parfois difficilement acceptables), voilà un magnifique palimpseste qui s’invite. Ayant été moi aussi, un adolescent, j’en ai gardé des émotions vitales à partir desquelles je reconstruis, aujourd’hui, mon vécu d’hier. Le palimpseste me rappelle alors que ce vécu est probablement une enluminure. Donc, au lieu de se battre avec des « à ton âge, moi je… », ne conviendrait-il pas mieux de se retrouver dans le vécu actuel de nos émotions ? De partager ce qui alimente la joie, la surprise ou la peur de ce passage de l’enfance à l’âge adulte ? Tant chez celui qui le vit que chez celui qui vit auprès de lui ?

L’autre exemple concerne la conclusion d’un deuil impossible. Une personne peut à cause de sa souffrance et de circonstances graves, rester bloquée dans sa démarche de deuil. Jadis, face à une souffrance absurde, un événement extrêmement pénible a été enfoui dans la mémoire, comme refoulé. Quand une madeleine vient réveiller ce passé, c’est comme un palimpseste qui révèle son ancien texte sous le microscope électronique. Alors, aujourd’hui, il peut devenir possible dans l’expression des émotions d’hier, de trouver un sens à cette souffrance stérile. C’est une occasion pour terminer le deuil, et pour la personne, de retrouver son énergie vitale.

L’effet palimpseste affirme notre intégrité au fil du temps. Mais il me rappelle aussi, et c’est pour cela qu’il me plait, que si les faits sont incontournables, leur consistance existentielle, profonde, s’enracine dans mes ressentis, dans mes émotions. Littéralement dans ce qui ‘me met en mouvement’, ‘en vie’, envie de vivre.

Daniel DUBOIS

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