Patients

Fabien Marsaud, de son nom de scène Grand Corps Malade, a fait le récit de sa convalescence entre le moment où il est devenu tétraplégique à la suite d’un mauvais plongeon et ses retrouvailles avec une autonomie physique presque normale. C’est Patients, édité par Don Quichotte en 2012.

Ce livre m’a emballé, victime a priori d’un effet narcissique. J’ai été moi-même, non pas tétraplégique comme lui, mais balloté par des accidents de santé qui m’ont laissé des séquelles durables. J’ai essayé, sans succès, de mettre en mots cette découverte d’un hasard bien particulier qu’on appelle accident, qui se présente sans discussion et se termine momentanément vainqueur en vous mettant à l’écart. Donc, quand un poète réussit cet exploit, j’applaudis à deux mains, puisque, moi, je le peux.

Mais cet effet narcissique m’apparait bien superficiel. J’ai donc repris ma lecture, guidé aussi par ses deux chansons, Sixième sens et Je dors sur mes deux oreilles que Fabien met en exergue de son livre, son premier livre en prose.

Je note pour commencer sa volonté tenace de présenter des faits avec force détails, sans chercher à les interpréter, encore moins à les juger : au lecteur de le faire. Des faits et des sensations : ce qu’il voit bien sûr, car avec 1,92m retrouvé, on est surtout visuel. Mais aussi, les sons, les odeurs, les sensations perdues et revenues petit à petit. Et tout ça présenté avec un humour légèrement désabusé, caractéristique des quartiers qui refusent de rester englués dans la misère. J’ai reconnu cette pudeur des souffrants qui ne parlent pas de leur souffrance, mais se rattrapent sur un concret que tout le monde peut partager avec eux.

Je suis sensible aussi à tout ce qui tourne autour des concepts de lieu, de déplacement. Le livre commence par son voyage en ambulance entre le centre de réanimation et le centre de rééducation. « Bienvenue chez toi » [27] lui dit Nicolas à son arrivée. Il raconte aussi toutes ses virées en fauteuil électrique dans les couloirs du centre, mais aussi dans le parc et ses sous-bois [109]. Sa virée en voiture, après avoir repassé son permis, pour rendre visite à un collègue transféré dans les Alpes [161] occupe le dernier chapitre. Quand son kiné lui propose de marcher entre deux barres parallèles, il décrit l’évènement comme un parcours du combattant et un voyage initiatique [149…]. Quoi de plus contrasté que ces récits de déplacements avec l’immobilité dont il ne nous dit presque rien, mais que l’on ressent justement à cause de ce contraste. Très subtil.

Mais surtout, dans ses récits de rencontres et de dialogues, Fabien révèle son relationnel. Il mentionne, discrètement, la fidélité de sa copine et de ses parents. Il s’attarde sur ses copains de galère ; sur les aide-soignants partageant son intimité physique (ce que les bien-portants n’ayant jamais été dépendants ignorent totalement) ; sur son kiné, avec lequel il est toujours resté en contact. Vis à vis de ses copains, il est attentif : il commence par observer ; puis il réfléchit à ce qu’il peut faire, ou dire, tout simplement ; et il y fixe une ligne de conduite : « On sent bien qu’il ne veut pas approfondir le sujet. Alors on ne l’a jamais approfondi… » [103] ou encore : « …Il n’y a rien ce soir pour le consoler. » [153]. L’expérience de la totale dépendance, quand il était tétraplégique, associée à une totale clairvoyance, lui a appris à dissocier complètement ses sensations ou perceptions de ses réactions : « J’ai eu envie de la gifler de toutes mes forces, mais je ne le pouvais pas… j’ai pensé à l’insulter… mais je ne le pouvais pas non plus. Alors je n’ai rien fait. » [49].

Ce livre de vérité me laisse une question lancinante : que faisons-nous de tous nos pouvoirs ? Ou, autrement dit, quels non-pouvoirs nous faudrait-il apprivoiser pour vivre authentiquement ?

Daniel DUBOIS

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